- Exemplaire de Rouge assoiffée annoté par Emmanuel Bing
Emmanuel Bing – Article sur Rouge assoiffée
Le livre est rouge de je ne sais quel sang. Il me tient, m’enserre. Il est moi, terriblement, tant cette proximité de ces mots à elle m’empoigne, et du rouge, du sang et de la rage, cette rage de nuit qui couve et qui s’ouvre de toutes les failles, déborde et coule, jaillit et rugit, tant ce qui se dit là m’est proche, de ces mots à elle, mots d’une femme. Une femme du Québec et du monde (toujours en voyage semble-t-elle, voyages comme une écriture vive sur la planète, voyages en elle-même, voyages à affronter ses précipices).
Cette écriture me tient. C’est une écriture du bord des gouffres, de la rage pleine, de l’enfer, de l’envie ; plutôt du désir, désir tenace de vivre, et de ne pas laisser le monde quitte de sa présence rouge. Elle est la rage au monde, un temps, ce temps précieux pour vivre ; elle est une inscription dans le réel, une vraie vive. N’importe quelle parole ne peut pas être dite, et l’on sent comment celle-ci, dans cette force puisée d’où, de quels enracinements, de quelles déchirures, pourrait pourtant les dire toutes. Les thèmes m’empoignent (certains sont les miens également, toujours d’autre manière bien sûr, mais là une telle proximité, si étonnante) ; il y a la force du texte ; sa crudité ; parfois des jardins, des perles, « Brillant dans le petit matin / les perles de givre / s’attachent aux poils soyeux » ; avant que la rage ne regagne du terrain ; la perte d’une dent ; « Pourquoi t’éclipser / quand j’entre dans la chambre / que cherches-tu à nier / ton sexe de femme » ; je voudrais mettre en musique ces textes si je pouvais ; je voudrais les entendre chanter d’une voix profonde et grave, d’une voix sûre et sérieuse de femme ; « Après de petits grognements / un homme descend à la mer / une nouvelle vague se déploie ».
Il y a une simplicité dans ces textes, une évidence, mais une évidence d’entre les lignes, une évidence de ce qu’il y a à ne pas dire, mais à transmettre d’autant plus crument, d’autant plus sereinement qu’il n’est nul besoin d’explication pour ne plus tout à fait bien savoir de quel bord on vibre. J’écoute la vibration de cette femme et je fais corps avec son écriture. D’une façon si étonnante : j’y entends une mer de flux et reflux, rouge, noire ; une mer odorante et femme ; j’y entends comme rarement dans ce siècle ce qu’il en est d’une écriture ; elle me vient de ce pays que je ne connais pas et que j’aime pourtant, qui depuis si longtemps m’interpelle avec insistance ; je devais lui parler de la rage : voilà qui est fait. Rage rouge d’écrire et d’être. Je lis la poésie de Claudine Bertrand comme avec la passion d’une vraie rencontre. On ne peut pas toujours tout se dire ou tout savoir.
Une écriture du sensible qui emprunte au haïku le subtil (Chutes de voyelles), mais à Rimbaud aussi dans le simple de la prose (je ne dis pas : c’est comme du Rimbe, hein ! Je dis qu’il y a, là aussi, de l’encre et du sang ! Âcre ! Bon sang !)… « Chacun porte en soi une île. On y trouve un refuge ou un naufrage. Mes yeux veillent depuis le petit matin : ils voudraient rencontrer le tremblement lumineux des vôtres. » Quelque chose me renverse et me laisse coi, comme échoué sur une plage sensible. Il y a là cette mesure de l’intime qui, seule, me convient à lire. Je vis maintenant avec cette poésie. Je lis. « J’écris du plus loin de la douleur. Du ventre qui vacille. / Il y a quelque chose que je ne comprends pas. Se dérobe une part de réalité. / Mes mots suivent le trajet des circuits nerveux en de saintes ellipses. » (Ailleurs en soi). Je regrette que le livre, édité chez TYPO – poésie, se délite. Preuve peut-être de ma rage à le lire et à le vouloir ouvert ; il m’en faudra d’autres exemplaires. Rouge assoiffée est un recueil de textes choisis dans l’œuvre déjà conséquente de Claudine Bertrand. Une belle préface de Louise Dupré. Il y a parfois des textes et des êtres importants qui traversent votre vie. Claudine Bertrand fait partie de ceux là.
Emmanuel Bing – 9 septembre 2012
Éditions TYPO, 2011, 400 pages, ( Librairie du Québec 30 rue Gay-Lussac 75005 Paris )