« Au milieu de la pénombre » par Claudine Bertrand. Editions Hexagone, avril 2022

 

 

Une re-lecture par Dana Shishmanian.

On plonge dans ce recueil comme « au milieu de la pénombre » d’une vaste maison inconnue : on n’y voit pas très clair, on tâtonne dans les couloirs, on se cogne à des meubles qui ne ressemblent à rien de familier, on tente d’imaginer le plan des lieux – alors qu’on entend juste une voix off de temps à autre qui semble nous donner des indices… des bribes d’infos pour la visite… des réflexions énigmatiques et paradoxales qui nous interpellent (« De quelle image s’agite l’ici », ou : « L’irrationnel est au bout/ des voix du désir », ou encore : « Plus on cherche/ moins on trouve »…).Petit à petit, en revenant sur nos pas, en parcourant le recueil dans les deux sens de lecture (je commence presque toujours avec le dernier poème, je lis à rebours, de la fin vers le commencement, et je recommence dans le bon sens ensuite), on s’aperçoit que ce livre nous parle de l’écriture, comme bien des livres de poésie d’ailleurs. Le « je » du poète se fait pourtant, la plupart du temps, extrêmement discret, jusqu’à la disparition, comme celle d’un mince filon d’eau dans une terre sablonneuse qui fait pousser de rares plantes du désert ; alors, l’écriture parle toute seule, sans sujet porteur, mais aussi et surtout sans objet apparent… Elle s’agence elle-même comme si elle se rassemblait à partir de pensées et paroles éparses, flottant dans l’air du temps, pour constituer un texte encore non écrit par quelqu’un mais déjà appréhendé par tous – une sorte de prophétie de la fin des temps qui se lirait à l’horizon ?…Tout d’un coup tout devient clair, et on lit cette fois sans ambages le premier poème, comme une ouverture de la fin :

À l’aube des mirages
colliger mot à mot la fable du futur
sa fin appréhendée
sur toutes les lèvres

Ce qui n’est pas encore
la ligne d’horizon
en donne le visage
le dévoile   (p. 11)

On commence dès lors à guetter dans les pages du recueil – projections d’un espace virtuel où se passe en réalité l’écriture, telle une expérience extraordinaire – « des lettres friables » qui « virent et voltent/ vont viennent/ émergent et sombrent »… On prête volens nolens l’oreille à « une voix de braise » qui « s’approche », mais dont la proximité, telle d’une onde de trop forte lumière, nous aveugle – si ce n’est par effet de son obscurité sous-jacente : « Frôler sa lumière/ la rend à son opacité/ naissante »…  (p. 12).

Comme dans une cosmogonie musicale, où « certaines voyelles » sont « tels des phares », un autre univers, inconnu et peut-être merveilleux, s’« invente des paysages éphémères », avec – on ne sait pas encore et on ne le saura peut-être jamais – la possibilité d’une « île aux énigmes » porteuse d’ « un bonheur insaisissable/ à savourer »… (p. 13)

Une fois entré dans le jeu, on lit avec de plus en plus d’aisance ses parcours et détours, en découvrant chacun de ses recoins avec la joie qu’on aurait de retrouver des souvenirs d’enfance dans une maison oubliée… Rien ne nous semble plus étranger, tout en se présentant à nous comme neuf, complètement inédit – mais non inaccessible, au contraire, préhensible et compréhensible, telle une musique qui vous revient « dans la chambre de mémoire/ sans craindre panique », pour engendrer un nouvel ordre dans le désordre de nos âmes perdues…

Qui peut
autour de l’axe
malgré le chaos
engendrer un rituel    (p. 14)

Le « je-poète » arrive alors à se faire entendre, juste pour se réclamer de cette proximité axiale de toute sa vie, « autour/ d’une petite voix/ tenue secrète », et voilà qu’émerge du coup, une parfaite définition de ce qu’est que de vivre en poésie :

Traverser jusqu’ici
la pénombre
nier l’amnésie   (p. 15)

Le titre du recueil s’illumine aussi, s’agissant d’une traversée de la pénombre, d’une anamnèse donc, qui surgit juste au milieu… pour « enfanter/ d’un langage/ non nommé » (ibid.)

Page par page, le recueil de Claudine Bertrand nous dévoile ainsi, comme en défoliant les pétales d’une rose magique, les exquises aventures de l’expérience poétique, où « chaque instant/ vient troubler/ la coupe du temps » (p. 20), et où « happé par les nébuleuses/ le voyeur s’évanouit/ en son jouissement… » (p. 22).

Mais voilà que ces extravagantes péripéties nous emportent nous aussi, voyeurs du poète-voyeur, comme transportés, par l’effet d’un enchantement, dans un espace miraculeux. Deux poèmes que je ne peux m’empêcher de citer en témoignent, qui m’évoquent des toiles de Claude Le Lorrain, en plus sublimé :

Flotte un radeau
d’amants en dormance
comme lotus blanc

Ils portent en eau
une ombre
comme de leurs os

Neige chaude
on la tire à soi

Qu’elle s’affranchisse
des mauvaises saisons   (p. 25)

Allongés sur grève humide
une fièvre palpable
vague par vague

Corps et cendres
immobiles
sous la lune effarée

S’il fait nuit de jour
nous ne saurions pas lire
entre les lèvres      (p. 27)

Et nous voilà tout juste au milieu du recueil… pour justement lire, comme une confirmation de ma déroute initiale et de la clé de lecture retrouvée ensuite, qu’on est bien : « Au milieu de la pénombre/ retour vers l’oublié » – lire : dans ou vers la « Maison mélancolie/ barrée barricadée » (p. 28). C’est l’anamnèse qui surgit alors, une fois traversée l’amnésie… « Le ton change/ dans l’entre-deux mondes », et on est entraînés dans l’« inversion de la courbe » (p. 29), pour accéder ainsi à « un nouveau jeu/ sur la tablette » (p. 30).

Quelque chose d’encore plus différent intervient alors, comme un événement impersonnel et pourtant profondément vécu dans son propre être : « Au réveil d’un songe/ s’abreuver au torrent » (p. 32). Le je-poète vient nous faire cette confession en guise de quintessence de son expérience :

J’ai vision
de l’intérieur
des choses

Parfois le corps se souvient
enserrant dans ses plis
échappant au hasard
un rayon de lune
à faire pâlir
la mer noire     (p. 33)

Pour accélérer ma re-lecture, en évitant d’y passer encore une page pour chaque page du recueil, je vais me résigner à seulement enrouler quelques perles de sens et de beauté des mots, en toute nudité, ciselées comme dans une ascèse du style :

Retirer sa robe au temps
grappiller un instant
voir l’invisible
tout nu     (p. 35)

À chaque image
son silence
que l’on rend
présence     (p. 36)

Comment
en bout de ligne
restaurer un peu de sens    (p. 38)

Sous les doigts joints
quelque chose d’imprévu
éclate             (p. 39)

Emportée par le courant
retourner en-deçà
des particules    (p. 40)

L’œil du réel désabusé
se glisse entre les interstices   (p. 42)

L’âme se dépouille
s’acharne à s’en sortir
indemne      (p. 51)

Le peu
le presque rien
devant soi
un vecteur
qui redécoupe l’espace     (p. 52)

On attend que jaillissent
les premières irradiances
d’un monde révolu    (p. 54)

Des mains vides
divaguent dans l’utopie    (p. 55)

Toute une cosmogonie
agonise en elle-même     (p. 57)

Qu’avons-nous donc fait
de cette existence
qui meurt à elle-même
dans une nouvelle régression    (p. 61)

Boire l’eau d’une source
qui s’assèche     (p. 62)

On l’aura sans doute compris : avec « cette existence », on est du côté acerbement critique de l’expérience poétique et du coup, de l’écriture ; car elle ne tourne pas le dos au « réel », elle tente à le transformer et n’hésite pas à le combattre.

Claudine Bertrand vit la poésie jusqu’au bout, dans tous ses enjeux et toutes ses conséquences, intérieures et extérieures.

 

©Dana Shishmanian

Le prix Ganzo 2021 a été décerné à la poétesse québécoise Claudine Bertrand pour l’ensemble de son œuvre

Par Dahlia Girgis, Livres Hebdo du 31 décembre 2021

Le prix Ganzo 2021 a été décerné à la poétesse québécoise Claudine Bertrand pour l’ensemble de son œuvre. C’est la plus forte dotation de la Fondation de France, le prix sera remis lors du festival Étonnants Voyageurs de Saint-Malo en juin 2022. Le lauréat 2020, Valère Novarina recevra également son prix à cette date, le festival 2020 ayant été annulé pour cause de pandémie.

Claudine Bertrand a écrit une vingtaine de recueils marqués par la pensée féministe et humaniste, selon le jury. Présidé par Alain Borer, il est composé de Claudine Delaunay, Yvon Le Men, Jean-Baptiste Para, Dominique Sampiero, Jean-Pierre Siméon. Ils ont salué « une poésie de l’intime, authentique, et une poète résolument engagée dans son temps. »

L’écrivaine a notamment publié Le corps en tête (L’Atelier des brisants) qui a reçu le prix international Tristan-Tzara en 2001. Son dernier livre, Sous le ciel de Vézelay, paraît en 2020 chez L’Harmattan. Elle y évoque les paysages du Morvan, la basilique dominant la citadelle et son séjour à la maison Jules-Roy, en Bourgogne, entre mystique religieuse et inspiration laïque. Ce prix annuel a été créé en 2001 en mémoire de Robert Ganzo (1898-1995), auteur notamment de L’Orénoque (Gallimard, 1937).

Le Prix Robert Ganzo de poésie, sous l’égide de la Fondation de France couronne chaque année un poète francophone d’importance, un aventurier du verbe et de la vie, un passeur d’émotions et de défis, un arpenteur de grand large et d’inconnu. Depuis son lancement en 2007, le Prix Robert Ganzo est décerné annuellement à Saint-Malo, par un jury d’écrivains à l’occasion du Festival international du livre et du film « Etonnants Voyageurs »

Cette récompense distingue, pour un recueil ou l’ensemble de leur œuvre, des auteurs de poésie« en prise avec le mouvement du monde, loin du champ clos des laboratoires.formalistes et des afféteries postmodernes ».

Critères d’ attribution : Avoir un parcours poétique majeur. Présenter de préférence une parution récente manifestant une qualité d’ouverture au Monde.

Depuis sa création en 2007, le Prix Ganzo a récompensé les poètes suivants :

2020 : Valère Novarina
2019 : Christian Bobin
2018 : Patrick Laupin
2017 : Zeno Bianu
2016 : Anise Koltz
2015 : Valérie Rouzeau
2014 : Dominique Sampiero
2013 : Serge Pey
2012 : Marie-Claire Bancquart
2010 : Bernard Noël
2009 : Franck Venaille
2008 : Abdellatif Laabi
2007 : René Depestre

A propos de Claudine Bertrand poète, article de Brigitte Ferrand paru dans la revue Europe (2021), accompagné d’une lecture de « Sous le ciel de Vézelay »

La Québécoise Claudine Bertrand fait corps avec la fêlure. Elle se dit idole errante, perdue entre une origine à trouver et le lieu qui en serait la source. Son œuvre toute entière en est le reflet. La blessure est chair, les mots l’expriment par exsudations progressives. Elle trouve un apaisement au milieu des espaces. Sous sa plume les mots se nourrissent des éléments ; eau, feu, air et terre envahissent son être profond ; le vent, les fleurs, les pierres et les arbres, les nuages et les étoiles, la nature tout entière participe de cet élan poétique ; les mots l’enrobent de douceur, lui permettent de calmer la douleur – « des mots en maraude / s’attroupent s’empilent / se veulent poèmes »

Plus son œuvre avance, plus elle renvoie à la source existentielle, à l’origine, qu’elle concrétise jusqu’au pays de Lucy. Le Corps en tête (2001) marque un tournant dans son écriture. L’auteure se dégage de la chair pour privilégier l’ailleurs, un ailleurs intérieur - « l’indéchiffrable ailleurs / ultime frontière en soi » ; mais aussi celui du voyage : elle franchit les mers, cherche en Europe ou en Afrique des terres de lecture, de dires, de partages, et par contrecoup d’écriture. Elle choisit des lieux d’intériorité, porteurs d’une forme de mysticisme (Vézelay, la grande Chartreuse…) comme si l’austérité devait être au rendez-vous d’une écriture susceptible de transporter hors corporéité.

Aujourd’hui la poète inscrit ses poèmes dans une forme de spiritualité. Ses derniers recueils qui se veulent plus lumineux, montrent un apprivoisement de l’écriture qui la rend secrète d’une certaine façon, et sollicite l’oreille pour en percevoir le chant.

Le séjour à Vézelay inscrit un moment particulier, une circonstance émouvante par l’espace offert au son, donc à la voix, vers une écoute cosmique. « On va vers Vézelay comme vers une étoile » (Jules Roy). L’épigraphe donne le ton de ce recueil écrit en résidence dans la maison du poète. Sous le ciel de cet endroit sacré vivent des ombres – écrivains, peintres, sculpteurs, archéologue, éditeurs – et la poète chemine de l’un à l’autre, rendant ces personnages-fantômes plus vivants que les pèlerins de passage. Claudine Bertrand inscrit son lecteur dans son monde onirique, celui de ses rêves, de l’espace imaginaire (et pourtant tellement réel en même temps) dans lequel elle laisse filer le temps. Ses pas nous entrainent dans les ruelles d’un village empli de mémoire et de richesse artistique ; tel est son regard, celui de la poète en prise avec les mots qu’elle installera définitivement dans la Basilique Sainte Marie-Madeleine à la fin du séjour, permettant à ses poèmes, extraits de nombre d’ouvrages, de résonner au-delà de l’espace terrestre ; une lecture dont on aurait aimé être le témoin.

Sa poésie incarne le monde où elle se trouve, mais elle-même le boit dans sa globalité (on revient au corps, malgré tout). Chaque recueil en est la marque forte. On a pu parler il y a quelques années de la puissante fragilité de cette poète. Elle atteint maintenant un équilibre qui, même fragile, trouve une force de pierre dans les mots.

Claudine Bertrand, dont on connaît par ailleurs le combat humaniste et celui en faveur des femmes et de leur écriture, fait parler sa rage de vivre. Sa langue griffe. Elle existe dans une apparente diversité ; mais plus on la lit, plus l’unité s’installe. Au fur et à mesure des années, l’eau du fleuve poétique s’écoule et, telle la Loire, passe des sinuosités montagneuses au calme majestueux d’un grand fleuve dans sa course vers l’Océan. La poète a trouvé ses îles, il lui faut toute la vie pour y héberger ses désirs d’écriture. « Jamais assez de vies / Pour m’imprégner d’une parcelle / Tant d’écrits grandeur nature ».

Brigitte Ferrand

Critique de « Sous le ciel de Vézelay » parue dans la revue Recours au poème Numéro 205 , Novembre / Décembre 2020 par France Burghelle Rey

Sous le ciel de Vézelay, Claudine Bertrand, collection Accent tonique, L’Harmattan, 2020, 79 pages, 12 euros

A la suite d’un séjour à la maison Jules-Roy Claudine Bertrand s’inspire de ses impressions sur Vézelay et les paysages du Morvan qui l’entourent pour produire des poèmes de tonalité et longueur différentes.

Les titres au sommaire montrent que l’inspiration et la réflexion ont trouvé des sources variées, notamment dans les lieux : « Le Cimetière », « Banc public », « Le Marché ».

Dès l’incipit le champ lexical révèle l’envoûtement exercé par le lieu sur la poète qui avoue : « Je perds pied » et cela dans un « Décor insolite », « une mer enivrante : « Vézelay / Aventure hallucinante ». Vers courts formant de nombreux distiques et phrases nominales traduisent une forte émotion-source.

Le second texte, « Alphabet sous la pluie » retrace une conscience du travail en train de se faire, une performance de « stances » et de hiéroglyphes » qui nourrit l’intérieur et le pénètre d’un mystère. La chambre est un sanctuaire avant l’appel extérieur, celui de la rue.

Ainsi le lecteur, comme l’a fait la résidente elle-même, attend-il beaucoup de la suite, convaincu par la paix et la lumière qui définissent « ce lieu sacré » « Où la parole devient poésie » :

J’entrevois une lueur

Toujours interminable

Comme Marco polo

Explorant un nouveau monde

L’énergie de Claudine Bertrand est stimulée par « l’opéra » qui naît du paysage et il faudrait plusieurs pages pour rendre compte des conséquences poétiques de cette magie. Quelques pistes suffiront à donner l’envie de découvrir le recueil.

Il faut savoir déjà qu’à Vézelay « Madeleine veille » sur la colline chère aux écrivains et créateurs auxquels la poète va rendre hommage en créant une sorte de reportage poétique. « En communion avec les pierres » et les pèlerins qui se dirigent vers Compostelle, séduits par Vézelay et son « temps / qui passe au ralenti » grâce à la sainte qui fut la « première au tombeau ».

La poète met ses pas dans ceux de ses prédécesseurs et de ses disparus et « cherche / Strophes toujours fuyantes » quand tercets et quatrains se succèdent, dans la magie des mots, pour percer les secrets du « banc public » dela MaisonJules-Royet de ses jardins qui rendent urgente l’écriture. Mais celle-ci est exigeante et demande de dépasser l’état de recueillement pour se laisser inspirer par l’écrivain « aux livres immenses » et être à l’écoute de la voix de l’ange intérieur.

Au mitan de l’opus monte la fièvre créatrice et un poème comme « D’une aube à l’autre » n’est pas, avec « l’oisillon blessé » et la mauvaise herbe, sans rappeler le pittoresque poétique de Colette quand elle parle de sa Bourgogne. Une plongée spatio-temporelle, pour celle qui « défie les nuages », stimule cette fièvre en même temps que les promenades et la liste des amis poètes qui méritent un quatrain :

Bernard Noël  Zéno Bianu

Valérie Rouzeau

Sans oublier William Cliff

Guy Goffette   Robert Desnos

Autant de voix comme aussi autant de langues pour autant de siècles de littérature et d’art à l’occasion de ce séjour dans « Vézelay encore et toujours », cité « Inexpugnable » d’Histoire et de religion.

Le rythme régulier de l’écriture mime, par son incantation, celui des litanies et du temps dévolu à ce « voyage initiatique ».

Dans la barque du voyage

Un bleu étourdissant

Aspire à sa propre voix

Tanguée par les vagues de la vie

Teintée de violence

J’apprivoise cette Basilique

Livres de pierres et de lumière

Ainsi Claudine Bertrand, définitivement imprégnée de cette ville magique, lieu de sa renaissance, a-t-elle bien accompli sa mission de poète-pèlerin en ajoutant au silence sacré, interrompu par les cantiques de la foule réunie dansla Basilique, une parole lénifiante qui magnifie les mots.

 

                                                                     France Burghelle Rey ( août 2020 )

Un article de Chantal Danjou sur « Sous le ciel de Vézelay »

SOUS LE CIEL DE VEZELAY         Claudine Bertrand                Editions l’Harmattan, 2020

Ainsi que le mentionne la quatrième de couverture, c’est au cours d’un séjour à la maison Jules-Roy en Bourgogne, que Claudine Bertrand écrit Sous le ciel de Vézelay. Le paysage icaunais exerce une fascination sur le poète. Dès lors, son itinéraire topo-sensible évoque un « reportage poétique » plus qu’une exploration du terroir en dépit des références toponymiques. La question du lieu est posée. Mais de quel lieu s’agit-il et que recouvre et/ou recherche-t-il ? L’origine, vraisemblablement. La dédicace à Virginie, fille de l’auteur, assure une première parenté, le double ancrage charnel et affectif. L’autre filiation sera littéraire et artistique, étonnamment reliée aux quatre coins du monde, de Tagore à Calder en passant par Georges Bataille puis, bien sûr, par Jules Roy et, clin d’œil émouvant de femme à femme, par Tatiana Roy née Soukhoroukoff. Et si l’origine à son tour se dédoublait : la trajectoire d’une femme qui observe, consigne, prend conscience de l’œuvre qui court au fil des jours sans se départir de l’émerveillement ? Le choix des adjectifs qualificatifs concernant le décor en témoignent : « hallucinante ; tentaculaire ; fantomatique ; enivrante ; onirique », à travers lesquels le réel se trouve transcendé.  Les substantifs aussi renforcent l’idée d’une vision qui serait presque une mise en abyme. Sous le texte, effectivement, sourdent d’autres aventures et sources littéraires telle l’Odyssée, récurrente, des relations aux autres arts, « spectacle » et « pellicule », permettant à la fois une approche panoramique et la sensation d’infimes détails détachés du contexte pour se mêler à des impressions étrangères. Max-Pol Fouchet, si présent à Vézelay, disait, lui, qu’« il n’est rien d’autochtone tout est venu d’ailleurs »[1] tout en affirmant aussi « Ne dis jamais : / vous êtes d’ailleurs, je suis d’ici. / Ne dis jamais : / nous n’avons jamais parlé / le même langage. »[2]

C’est dans une telle ambivalence que se situe le poème, plus exactement le langage et son aventure poétique. Peut-être serait-il possible de rappeler ici la possibilité offerte par une résidence d’écriture de réunir sous son toit des auteurs venus d’horizons divers, porteurs d’alphabets contrastés, capables d’agir en retour sur le paysage, en quelque sorte de le déployer à l’infini. Si Calder est « inventeur de mobiles » titre de l’un des poèmes, C. B. agite, compose, invente, déplace. « Pluie de consonnes et de voyelles / Traduire ce qui est [3]», écrit-elle, « traduire » rendant compte du processus alchimique, « ce qui est » s’inscrivant malicieusement en italiques. De la même façon le lecteur notera l’achoppement de l’abstrait sur les détails concrets, ainsi en est-il de « Débris de langage / Alphabet de fortuité / Le long des routes / Et la pluie prend fin / En une idée germinante / Ondulante à l’infini »[4] . C’est donc un livre où le fragment et l’éphémère rencontrent la densité et l’éternité, le mobile l’immobilité, la captation la fuite, le papillon « l’idée germinante ». Ainsi « l’herbe fuit [-elle] dans tous les sens »[5] et donne une belle image du visuel de couverture de Maria Desmée dont le travail explore l’ombre et la lumière, pèlerine dans les différents points panoramiques, rassemblant paysages intérieur et géographique. Terre de passage, Vézelay, jalon du chemin de Compostelle, ce lieu permet une dernière filiation, peut-être la plus douloureuse, celle du frère mort qui se présente comme une figure à la fois tutélaire et disséminée. Les enchaînements sont alors plus rapides, « scénario / empli de sens et de vertiges »[6], « Ebahie me joins aux visiteurs »[7] – visiteurs qui sont autant des voyageurs que des spectateurs ou lecteurs, personnages du passé et du présent – « Je dépose une rose »[8] – geste qui rend hommage à l’absent comme à l’absence, ritualise le rythme ternaire de la « dépossession ; sensation ; illumination »[9] du dernier poème qui tient ensemble l’enfance douloureuse et la reconquête, le texte lyrique – « la cantilène »[10] – et le silence qui lui crée sa chambre d’écho.

Chantal Danjou



[1] Max-Pol Fouchet, Demeure le secret, p. 35, éditions Actes Sud, 1985

[2] Ibidem, p. 122

[3] Claudine Bertrand, Sous le ciel d Vézelay, p. 15

[4] Ibidem, p. 18

[5] Ibidem, p. 32

[6] Ibidem, p. 41

[7]Ibidem,  p. 65

[8]Ibidem,  p. 69

[9] Ibidem, p. 76

[10] Ibidem, p. 75

Trois articles parus sur le site de l’écrivain Claude BER

JARDIN DES VERTIGES (L’Hexagone, Québec, Canada)

La Québécoise Claudine Bertrand nous livre une de ses meilleures inspirations poétiques avec ce recueil. Son titre en dit l’apparent paradoxe : un jardin est une création délibérée, gouvernée par l’homme, à l’inverse des vertiges qui le surprennent et l’étourdissent. Mais la poésie n’est-elle justement pas cette emprise forte et irrésistible sur les sens, qui pourtant est connue et dirigée par les mots? Le début du livre le dit en beaux vers : «La vie s’est pendue au cou / puis dans la pénombre a cogné / comme tête contre poitrine// Chacun de ses mots / peut offrir du jour / peut manger du ciel.» Joie souvent, parfois amertume : «Mots contre nature / on les met en terre / pour faire venir l’aigreur// Dieu est une saveur / dans la bouche basse / il sécrète sa semence// sait-on ce qu’aimer veut dire?».

On sent assez que rien n’est abstrait, théorique, dans cette poésie pleine de souffles, de plantes, d’animaux, d’eaux qui métamorphosent jusqu’à la réalité urbaine : «Chargée de cascades / au mollet nerveux et musclé / la ville n’est plus la ville.» Une poésie qui herborise l’hellébore, le nombril-de-Vénus, la «Circée des Alpes / à deux pétales», qui interpelle des «clochers en cavale». Une fraîcheur, au goût de vivre si rares dans la poésie contemporaine! La sensualité du corps se transmet à la nature : «De la cuisse des aubépines / s’affole la tombée du jour», et réciproquement le corps amoureux est traversé d’une exaltation panique : «Grâce à l’odorat / les yeux fermés / on sait que l’amant est là// Elle tend les bras / Et sa bouche tourmente / comme la mer à boire// Devant le fenouil feuillage en nuage / le corps à corps se noue / se fout de tout.» L’élan va de la fragilité des arbres et de la chair à la voie lactée, dans une appropriation panthéiste fervente : «Balcon en forêt / offre une liturgie nouvelle / chaque jour ouvre le missel de tes mains / la parole nous exprime.»

Comment, lors du séjour en Rhône-Alpes qui a suscité ce recueil, Claudine Bertrand n’aurait-elle pas aimé les pages de Rousseau sur son bonheur aux Charmettes, les vieilles histoires paysannes, et cette femme guérisseuse, un peu magicienne, «qui parle à la nature», enseignant que «pour provoquer les rêves on boit / une infusion de clefs de noix»? Cette femme, c’est elle-même dans le jardin des mots. Comme pour le corps les décoctions de bardane, la lecture de ses pages est tonique pour l’esprit. «Traversée de matière vivante / je vibre comme pas une en bout de souffle» : oui, avec des mots précis, vifs ou tendres, une rythmique concertée.

Claudine Bertrand déploie au Québec beaucoup d’activité, dirigeant la revue Arcade et une collection de poésie; mais elle est aussi, surtout, un notable poète – disons comme au Québec une poète, c’est tellement mieux! – dont le portrait serait bien celui-ci : «Sans gêne et sans retenue / les lieux la courtisent// Avec mots images / et pointe de malice// Attise le sang des cigales / près de la roche pleureuse / plus elle s’approche / plus les larmes s’assèchent.»

Marie-Claire BANCQUART
Europe, Automne 2002

UN LIVRE À L’ENVERS

Avez-vous remarqué comme la lecture, au gré même de votre intérêt, peut aller de soi dans un mouvement dont la régularité vous double d’une sorte de volume agréablement neutre? On dirait que la conscience a trouvé là une compagnie intelligente, qui entretient son éveil mécaniquement. L’habitude se loge ainsi partout, y compris dans l’acte qui a pris son départ dans la passion. Mais cet acte attend toujours la secousse première, quitte à ne l’espérer plus qu’à l’improviste.

Vous avez donc «pris ce qui a toutes les chances de n’être qu’un livre de plus quand, soudain, la ligne s’effondre et vous voici à bout de souffle. Vous aviez oublié que lire est une respiration mentale et qu’il suffit à la phrase de rompre le rythme ordinaire pour qu’aussitôt – sujet, verbe, complément, qualificatifs, propositions principale et subordonnées étant déchaînés – advienne un désaccordement qui précipite en vous une présence. Tout va très vite, sans approche, sans alerte, car la structure de la phrase est une forme qui vous envahit, vous occupe.

Bien sûr, vous examinez cet effet, c’est-à-dire que vous remontez la page et relisez : «Je sens le drap une tendre partition nous nous perdons en étreintes rien n’est arrivé ton désir épars dernier croquis.» Oui, un seul point au bout, et cette succession par petites saccades qui s’accolent en battant de vitesse la logique et en faisant trembler le sens. S’agit-il d’images ou bien de sensations? Cette phrase, déjà, vous entraîne dans une autre dimension qui, brouillant tête et cœur, émeut toute votre épaisseur charnelle. Ou plutôt va l’émouvoir à mesure que l’effet produit par cette phrase sera multiplié par les suivantes.

Cependant, plus la lecture vous entraîne dans un engagement proche de l’étreinte – une étreinte aérienne -, plus vous devenez vigilant car cette résistance intensifie la relation avec le livre. Vous remarquez alors que, étant à présent accordé à la phrase, vous commencez à percevoir quelque chose qui, pour apparaître, avait justement besoin de cet accord, et qui est un espace très efficient et très étrange. C’est que La dernière femme de Claudine Bertrand n’est pas qu’un récitatif poétique à la bizarre douceur syncopée, mais un livre à l’envers puisqu’il établit ses références depuis l’intérieur de lui-même.

Cette impression de renversement interne s’enrichit encore quand vous prenez conscience que, dans son élan, frémit un désir bien plus secret. Vous hésitez longuement avant d’y reconnaître une vie à la recherche du modèle originel dont elle dépend et dont elle voudrait, ici, provoquer l’apparition afin d’y lire son propre sens. Claudine Bertrand ne compose pas seulement un poème : elle tente, à travers son élaboration, d’en réanimer la fonction la plus ancienne, qui est d’être le révélateur de la Figure. Autrement dit de la force naturelle la plus intime, avec sa chair de ténèbres et sa volonté de tirer de l’obscur une forme éclaircie.

Peut-être tout cela est-il au fond une remontée vers l’enfance, non pas telle que la reconstitue la mémoire, mais telle qu’au contraire elle échappe au souvenir dans son tourbillon de violences et d’enchantements. Après tout, l’enfance elle aussi est une sorte d’élément à l’état sauvage tant que son énergie n’a pas été captivée dans un Visage! L’étonnant, dans cette Dernière femme, est que l’auteur y soit allée par le poème vers le sens de sa vie, et en utilisant le perpétuel présent de l’écriture comme une surface miroitante où viennent se projeter les vieilles ombres.
Bernard Noël
In Lettres québécoises, automne 2001

MAIN DE DERNIÈRE FEMME

Le corps en tête de Claudine Bertrand
L’Atelier des brisants, 111 p.

La dernière femme de Claudine Bertrand
Traduit en tchèque par Jana Boxberger, Protis, 1140 p.

L’année 2000 est celle de La dernière femme. En plusieurs lieux, par Claudine Bertrand. «Elle se répète le même film rejoué en accéléré écarte un peu les jambes sa langue à plein corps.» Je veux dire : elle survient à Prague neuf ans après Montréal, et deux fois traduite : en langue tchèque, par une femme; en dessin par un homme. «Le siècle appartient à la nuit il fait très chaud ce soir elle encourt la chance et se réveille enroulée d’un autre corps.» «…le visage peint moitié de nuit moitié de jour.» Voici la moitié/moitié du passage de siècle au travers du corps féminin. Celui qu’annonce trois ans plus tôt la dédicace d’un livre «pour une fille qui naîtra de moi et moi d’elle Marie-Anaïs Nadja…»

Nadja? «6 octobre -…je sors vers quatre heures pour l’intention de me rendre à pied à «la Nouvelle France» où je dois rejoindre Nadja à cinq heures et demie.» Voici donc André Breton en personne, partant pour la Nouvelle France. Mais j’y suis déjà arrivé, qui se nomme désormais Canada, et Québec, en écriture de poésie. Une écriture s’y délivre, d’un an l’autre, d’année en année. Idole errante. Memory. Fiction-nuit. La dernière femme (La passion au féminin). Une main contre le délire. L’amoureuse intérieure. Liturgie du corps. Tomber du jour. À 2000 années-lumière d’ici. L’énigme du futur. Le corps en tête.

L’un des livres me parlait en premier : Une main contre le délire. Portant sur la page de couverture la composition en panoplie de Roch Plante – qui n’est autre que Réjean Ducharme. Je le lis à Senago, près de Milan, dans la Villa Borromee : «D’hier à demain/et plus loin/ne se souvient de rien/pas même d’ici//……Ses yeux/la zone grise/qu’elle pose/sur les heures/sans rien retenir//… Le corps de l’autre/à bout de souffle/l’homme/d’un soir trop long/à écouter//…Un opéra lointain/lui bouleverse/un futur intérieur.» Quel sera ce salon au fond d’un lac aménagé par une femme qui adresse les signes de la dénégation par cette distance du tout près : «…elle reprend goût/à la nuit/de tous les jours.» Cette Femme à fables en invente par lignes : «…s’invente/un dieu/à force d’écrire.» Une espèce d’imperturbable évidence, écrira Bernard Noël : sentiment étrange d’une action en cours.

Femme épique
Il est vrai que Le corps en tête est une singulière avance : «Des mains poussent. Elles soufflent sous ma robe…Enlangue-moi, ô loup de mer… Plante tes dents… chairis-moi…» J’aperçois une épopée au féminin qui serait un épique taoïste, par le moins-dit. Car aucune femme peut-être ne fut épopiste. Imagine-t-on La Jérusalem délivrée ou La Messiade ou Paradise lost écrites par une femme? Mais au-dessus de ces monstres de poésie s’esquisse l’ombre plus haute du poème au féminin. Pernette du Guillet, avec son nom d’héroïne d’une simple fable de La Fontaine, nous enchante infiniment plus que ces vastes machines : «L’heur de mon mal enflammant le désir// …Qui fait que mort tient l’autre en son pouvoir// …Dieu aveuglé, tu nous as fait avoir / Du bien le mal…» Je vois, par Claudine Bertrand, approcher de minces et violents dangers : «Le jour s’arme de regards sans yeux // ,,,il lui use les hanches. Plus rien n’est à lui… devenu ce qu’il voit.» Et «l’infatigable sorcier» est mis à merci par celle qui «mange un signe dans chaque tableau». Or, «le feu coule de toi en moi, et c’est mon sang. Il siffle dans mes veines». Or chaque page est alors épisode. «Je m’allonge à vos côtés. Nos corps s’en vont de fable en fable.»

Au centre de la suite sans repère une dramatique. «L’ultime nuit, plus vaste et noire que les autres, enlace nos corps / seins et cuisses gémissent / Une histoire délirante / Le dernier matin, on se baigne / Dans la lumière crue je songe à ce corps. / Je cache mon visage en larmes, l’orage de profil / Je n’entends que la rage / Ce matin où tout s’est joué en un éclair.» L’amoureuse intérieure : mais en quel «épisode»? «Une image floue dans l’audace de la lumière…» Or, «elle retrouve invariablement son existence entre les lignes».

L’audace de la lumière
Épisode et fable. «Derrière une voix suppliante, j’entends celle du père, du frère, de l’amant, puis de l’enfant. Tant de choses à taire / le désir n’est-il qu’une passion orpheline dans ce pays de sable…» «Voix au-dedans de la voix, jets de vie…» «Reprise de la scène primitive / Mon côté femme, je le camoufle / sous la chair, veillent des griffures / Le café dans la tasse, je n’en ai pas bu.» Ainsi, le poème dit plus vite, plus fort, ce qui serait un romanesque longtemps. Il marque au fer la fragilité. Voici donc l’audace de la lumière.

S’il y a «québécoiserie» – comme disait Leiris – en cette forme d’imperturbable douleur, c’est bien dans cette façon de laisser basculer le paysage. Cette fois, là encore; autour du corps féminin. Ici plus qu’ailleurs on voit l’univers bouger soudain. Il n’y avait pas de voie fluviale, pas de bec avancé, avant le récit corporel qui conduit sous cette falaise et au bord de cette île le navire mallarméen porteur de femmes et d’hommes : «Au seul souci de voyager / Outre une Inde splendide et trouble / Ce salut soit le messager / Du temps, cap que ta poupe double // …Solitude récif étoile / À n’importe ce qui valut / Le blanc souci de notre toile.» L’écoute mallarméenne m’a fait longtemps penser, avant de le voir, au pays de Nelligan. Le Huron à Versailles, dont les belles dames vérifient, à l’instant de son baptême debout dans l’eau, qu’il n’est pas celui de l’ennuque raconté par les Actes des Apôtres, le voilà façonné par le corps au féminin, qui lui donne pouvoir de continuer l’univers sans que celui-ci s’abîme au chaos.

Or, de même qu’il s’en faut d’être deux pour pouvoir poursuivre le tracé du monde, il fallait la double langue fécondante sur le Saint-Laurent. Aujourd’hui, pas de meilleure «Défense et illustration de la langue québécoise», que cette langue de poésie en dix livres où Claudine Bertrand, porteuse d’Arcade et cariatide elle-même, porte l’imperturbable évidence d’une prosepoésie de parfaite langue française : lumineuse fenêtre au même continent, pour l’ample toile en la langue anglaise – celle que rencontre soudain Baudelaire en Poe et dont il a ramené le filet au continent européen.

«Ici, dans le silence» où «la dernière femme {est} enfermée dans le roman d’un sujet inavouable appelé délire». Une main vient et devient «contre le délire», qui est poème. Quand le F de femme «tient lieu de mémoire d’une enfance à l’eau de prose». Car «la forme du journal intime tient à l’œil nu». Or la nudité de l’œil est poésie. «Tu me hâtes en toi», dans les mots de Gaston Miron. Dont elle est la successeur authentique et la sauvage parèdre.

Jean-Pierre Faye , In Revue Spirale, 2003

Commentaire sur « Rêves de paysage » par Jean – Paul Gavard-Perret (2 avril 2020) – littéraire .com

Avec un style sou­vent lapi­daire, les mots d’un tel livre sont au ser­vice d’ un « pay­sage » dont Clau­dine Ber­trand, telle une “Der­nière femme” devient la voyelle, la pierre sau­vage. Elle l’éclaire par tres­saille­ments pour en déli­vrer les secrets. Mais, dans ce lieu, elle n’est pas for­cé­ment seule. Peut se « croi­ser un homme au hasard » pour une jubi­la­tion de l’éros que sou­ligne une der­nière photo de Joël Leick : buste nu de femme recou­vert de mon­naie du pape. C’est comme si l’amour venait moins pour cas­ser le cours des choses que ren­for­cer le che­min de la vie et inven­ter la com­mu­nauté inavouable au sein d’une entropie.

Existe un jeu entre l’imaginaire et à la réa­lité, bref entre deux uni­vers et des lieux inso­lites sou­li­gnés par les pho­to­gra­phies en noir et blanc de Joël Leick. Le pay­sage est à la fois simple et com­plexe car en lui et ses sur­plombs et para­digmes “Le ciel défait ma che­ve­lure / délivre des sons /sur la plage offerte”.
Cette che­ve­lure n’est en rien bau­de­lai­rienne mais s’ouvre à la fic­tion et la chute qui inter­rogent à leur façon la ques­tion du nous, de l’amour, ses fris­sons, ses sen­sa­tions, ses ivresses et son tumulte intérieur.

La pas­sion est là sans forme alam­bi­quée mais celle qui écri­vait : « depuis le début des temps / je m’appelle Constance / mal­gré tout je me sens prête à décol­ler » reste dans sa sen­sua­lité exis­ten­tielle. La chair filtre, la langue s’évade et jusqu’au ventre glisse une pluie de bai­sers là où le réel s’épuise avant que, plus loin, après, les pho­tos de Leick avec leurs arbres aux branches impor­tunes créent un autre pay­sage secret.
Le monde une fois encore devient pas­sion et l’auteure son pas­seur, qu’importe si une « héroïne / empri­son­née » semble bri­sée.  Les his­toires d’amour se font encore étreintes obs­ti­nées “d’une langue à l’autre” en des caprices allon­gés et iso­lés de l’horizon.

Jean – Paul Gavard-Perret (2 avril 2020) – littéraire .com

Sur « Fleurs d’orage » : lire le « Fil de lecture » de France Burghelle-Rey et la postface de Lionel Ray

Fil de lecture de France Burghelle-Rey : Fleurs d’orage, Claudine Bertrand, Editions Henry.

Le recueil s’ouvre sur l’alliance de la parole avec le monde et sur le désir pour «  le poète aveugle », Roland Giguère, qui a choisi le suicide et au souvenir duquel Claudine Bertrand dédie son texte, de retourner au limon. Pour ce faire se déploie, dès les premières pages, une isotopie de la liquidité. L’eau, sous toutes ses formes, est ici un élément rédempteur et permet à l’errant de trouver son identité. La narratrice, en union avec son interlocuteur, se métamorphose et trouve sa définition : «  je suis méditerranée ».

Au sein de cet univers «  cobalt » et  «  indigo  » «  les «  fleurs d’orages  » dans un vers éponyme et la «  couleur fraîche sur dalles chaudes  » s’associent au champ lexical du bleu.

Le livre formé, avec harmonie, de quatrains aux vers courts et composé de quatre volets avance comme autant de vagues qui se déposent sur le sable du repos définitif. La première partie se clôt sur la révélation que l’eau et les mots sont une même et unique  chose : «  l’eau des psaumes  » où l’on va savoir si le poète ( destinataire ou narrateur ? ), dans un «  éden métissé  », pourra trouver le salut.

Le second volet, après une allusion au tsunami et à la fuite, s’achève sur une profession optimiste du poète disparu qui a écrit :

«   Nous ne craignons pas
les profondeurs

si nous pouvons
remonter plus haut  »

A l’ouverture de la partie suivante, c’est une langue aux accents homériques qui s’offre au lecteur avec, comme cadre encore, les éléments marins et comme moyens, des épithètes et expansions diverses dignes des grands textes :

«  l’orpheline éternité  »
«  abîmés de bleu les nuages saturés  »
«  l’indéchiffrable ailleurs  »  

Et au milieu de la mer qui «  ensorcelle  » et qui grise : l’espoir. A noter, également, malgré tout un lexique funèbre, ces deux vers remarquables :

«  jamais plus le siècle
ne piratera ton verbe  »

Puis la musique, «  cette alchimie  », semble bien la clé dans «  le lamento d’un art sacré ».

Le volet quatre réitère ces isotopies. L’eau, sous l’aspect, cette fois, de la glace et les couleurs également, accompagnent l’hommage au peintre :

« Revoir les paysages
de Sisley lointains

en bordure du Loing
des péniches évoluent  » 

Assonances et allitérations y remplissent leur rôle synesthésique et l’art de Claudine Bertrand – à la fois, dans son sens et sa forme – nous comble :

« Moulin près du pont
un jeu limpide

de teintes ciel de lit
parfois mauve fauve

L’insolence de la cigale
cet été-là stridence
l’orgie la complainte
que l’on délecte »

Enfin, nous dit «  celle qui sait  », le poète, sourcier et visionnaire, choisit, dans un siècle ravagé, de remonter le fleuve.

Avec l’expérience, l’écriture de la poète s’est parfaite. Elle est devenue ici magique, mettant le doigt, avec ce sentiment d’évidence propre à la poésie, sur la beauté du monde.

Postface de Lionel Ray (Extrait)

J’avance comme l’eau, cette citation du poète Roland Giguère au souvenir de qui est dédié le recueil de Claudine Bertrand, oriente notre lecture. C’est indiquer que le mouvement (qui implique énergie) est au principe de la vie, comme de la parole-poème et de la voix elle-même, et du temps qui ne cesse pas.

Claudine Bertrand et l’Afrique par Thierry Sinda

Dans les poèmes que nous vous donnons à lire, la poétesse canadienne Claudine Bertrand exprime sa fascination pour l’Afrique et pour la peau noire qui y est maîtresse ès beauté. C’est sous le grand
étendard Passion Afrique qu’elle les a tout naturellement regroupés.
Même si Claudine Bertrand a forcément un regard d’Occidentale, elle est illuminée par ce « pays de ruine et de lumière » par « ce pays de la mort » « où prononcer le nom du Tyran / te rends la parole » !
En tant que poétesse sensible à tous les ailleurs, elle tente de faire sauter les « portes closes » des « lèvres interdites » « Jusqu’ à ce qu’une fleur apparaisse » à celui qui « attend(s) les mots des poètes /comme des clés/ qui libèrent de la barbarie » !
Dès lors sa poésie se fait engagement en faveur de la dignité de celui qu’elle appelle dans son prisme blanc : l’ « Homme sauvage / à la bouche nomade » et qui n’est autre que l’Africain noir…
S’aventurer sans freins dans les méandres initiatiques de l’Afrique sauvage réattribue la profonde parole-lumière à Claudine Bertrand, laquelle découvre, au risque de se grandement brûler les yeux : la perfection de la prière noire de l’Amour noir ensorceleur : « aimer est une prière noire / Au rythme du tam-tam / des peaux nues / brillent comme une affiche ».
La poésie de Claudine Bertrand est une poésie subtilement engagée, où la force des images, propres aux authentiques poètes, domine. Dans son sujet de passion, et bien au-delà de son sujet de passion, sa
mémoire ancienne formatée l’amène à déborder mécaniquement en émettant des prises de possession relatives à l’écriture, à la mort, au
rôle des poètes et à l’Histoire.
Thierry SINDA