Sur « La dernière femme » et « Le corps en tête » par Jean-Pierre Faye – 2003

La dernière femme

L’année 2000 est celle de La dernière femme. En plusieurs lieux, par Claudine Bertrand. «Elle se répète le même film rejoué en accéléré écarte un peu les jambes sa langue à plein corps.» Je veux dire : elle survient à Prague neuf ans après Montréal, et deux fois traduite : en langue tchèque, par une femme; en dessin par un homme. «Le siècle appartient à la nuit il fait très chaud ce soir elle encourt la chance et se réveille enroulée d’un autre corps.» «…le visage peint moitié de nuit moitié de jour.» Voici la moitié/moitié du passage de siècle au travers du corps féminin. Celui qu’annonce trois ans plus tôt la dédicace d’un livre «pour une fille qui naîtra de moi et moi d’elle Marie-Anaïs Nadja…»

Nadja? «6 octobre -…je sors vers quatre heures pour l’intention de me rendre à pied à «la Nouvelle France» où je dois rejoindre Nadja à cinq heures et demis.» Voici donc André Breton en personne, partant pour la Nouvelle France. Mais j’y suis déjà arrivé, qui se nomme désormais Canada, et Québec, en écriture de poésie. Une écriture s’y délivre, d’un an l’autre, d’année en année. Idole errante. Memory. Fiction-nuit. La dernière femme (La passion au féminin). Une main contre le délire. L’amoureuse intérieure. Liturgie du corps. Tomber du jour. À 2000 années-lumière d’ici. L’énigme du futur. Le corps en tête.

L’un des livres me parlait en premier : Une main contre le délire. Portant sur la page de couverture la composition en panoplie de Roch Plante – qui n’est autre que Réjean Ducharme. Je le lis à Senago, près de Milan, dans la Villa Borromee : «D’hier à demain/et plus loin/ne se souvient de rien/pas même d’ici//……Ses yeux/la zone grise/qu’elle pose/sur les heures/sans rien retenir//… Le corps de l’autre/à bout de souffle/l’homme/d’un soir trop long/à écouter//…Un opéra lointain/lui bouleverse/un futur intérieur.» Quel sera ce salon au fond d’un lac aménagé par une femme qui adresse les signes de la dénégation par cette distance du tout près : «…elle reprend goût/à la nuit/de tous les jours.» Cette Femme à fables en invente par lignes : «…s’invente/un dieu/à force d’écrire.» Une espèce d’imperturbable évidence, écrira Bernard Noël : sentiment étrange d’une action en cours.

La dernière femme  , poésie avec une linogravure de Célyne Fortin, St-Lambert, Éditions Le Noroît, 1991 (tirage épuisé) 2e édition bilingue tchèque et française, traduction de Jana Boxberger, Prague, Protis, 2000.

Le corps en tête

Femme épique
Il est vrai que Le corps en tête est une singulière avance : «Des mains poussent. Elles soufflent sous ma robe…Enlangue-moi, ô loup de mer… Plante tes dents… chairis-moi…» J’aperçois une épopée au féminin qui serait un épique taoïste, par le moins-dit. Car aucune femme peut-être ne fut épopiste. Imagine-t-on La Jérusalem délivrée ou La Messiade ou Paradise lost écrites par une femme? Mais au-dessus de ces monstres de poésie s’esquisse l’ombre plus haute du poème au féminin. Pernette du Guillet, avec son nom d’héroïne d’une simple fable de La Fontaine, nous enchante infiniment plus que ces vastes machines : «L’heur de mon mal enflammant le désir// …Qui fait que mort tient l’autre en son pouvoir// …Dieu aveuglé, tu nous as fait avoir / Du bien le mal…» Je vois, par Claudine Bertrand, approcher de minces et violents dangers : «Le jour s’arme de regards sans yeux // ,,,il lui use les hanches. Plus rien n’est à lui… devenu ce qu’il voit.» Et «l’infatigable sorcier» est mis à merci par celle qui «mange un signe dans chaque tableau». Or, «le feu coule de toi en moi, et c’est mon sang. Il siffle dans mes veines». Or chaque page est alors épisode. «Je m’allonge à vos côtés. Nos corps s’en vont de fable en fable.»
Au centre de la suite sans repère une dramatique. «L’ultime nuit, plus vaste et noire que les autres, enlace nos corps / seins et cuisses gémissent / Une histoire délirante / Le dernier matin, on se baigne / Dans la lumière crue je songe à ce corps. / Je cache mon visage en larmes, l’orage de profil / Je n’entends que la rage / Ce matin où tout s’est joué en un éclair.» L’amoureuse intérieure : mais en quel «épisode»? «Une image floue dans l’audace de la lumière…» Or, «elle retrouve invariablement son existence entre les lignes».

L’audace de la lumière
Épisode et fable. «Derrière une voix suppliante, j’entends celle du père, du frère, de l’amant, puis de l’enfant. Tant de choses à taire / le désir n’est-il qu’une passion orpheline dans ce pays de sable…» «Voix au-dedans de la voix, jets de vie…» «Reprise de la scène primitive / Mon côté femme, je le camoufle / sous la chair, veillent des griffures / Le café dans la tasse, je n’en ai pas bu.» Ainsi, le poème dit plus vite, plus fort, ce qui serait un romanesque longtemps. Il marque au fer la fragilité. Voici donc l’audace de la lumière.
S’il y a «québécoiserie» – comme disait Leiris – en cette forme d’imperturbable douleur, c’est bien dans cette façon de laisser basculer le paysage. Cette fois, là encore; autour du corps féminin. Ici plus qu’ailleurs on voit l’univers bouger soudain. Il n’y avait pas de voie fluviale, pas de bec avancé, avant le récit corporel qui conduit sous cette falaise et au bord de cette île le navire mallarméen porteur de femmes et d’hommes : «Au seul souci de voyager / Outre une Inde splendide et trouble / Ce salut soit le messager / Du temps, cap que ta poupe double // …Solitude récif étoile / À n’importe ce qui valut / Le blanc souci de notre toile.» L’écoute mallarméenne m’a fait longtemps penser, avant de le voir, au pays de Nelligan. Le Huron à Versailles, dont les belles dames vérifient, à l’instant de son baptême debout dans l’eau, qu’il n’est pas celui de l’ennuque raconté par les Actes des Apôtres, le voilà façonné par le corps au féminin, qui lui donne pouvoir de continuer l’univers sans que celui-ci s’abîme au chaos.
Or, de même qu’il s’en faut d’être deux pour pouvoir poursuivre le tracé du monde, il fallait la double langue fécondante sur le Saint-Laurent. Aujourd’hui, pas de meilleure «Défense et illustration de la langue québécoise», que cette langue de poésie en dix livres où Claudine Bertrand, porteuse d’Arcade et cariatide elle-même, porte l’imperturbable évidence d’une prosepoésie de parfaite langue française : lumineuse fenêtre au même continent, pour l’ample toile en la langue anglaise – celle que rencontre soudain Baudelaire en Poe et dont il a ramené le filet au continent européen.
«Ici, dans le silence» où «la dernière femme {est} enfermée dans le roman d’un sujet inavouable appelé délire». Une main vient et devient «contre le délire», qui est poème. Quand le F de femme «tient lieu de mémoire d’une enfance à l’eau de prose». Car «la forme du journal intime tient à l’œil nu». Or la nudité de l’œil est poésie. «Tu me hâtes en toi», dans les mots de Gaston Miron. Dont elle est la successeur authentique et la sauvage parèdre.

Le corps en tête, poésie, l’Atelier des Brisants, France, 2001, Prix international de poésie Tristan Tzara

Jean-Pierre Faye In Revue Spirale, 2003

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