La Québécoise Claudine Bertrand fait corps avec la fêlure. Elle se dit idole errante, perdue entre une origine à trouver et le lieu qui en serait la source. Son œuvre toute entière en est le reflet. La blessure est chair, les mots l’expriment par exsudations progressives. Elle trouve un apaisement au milieu des espaces. Sous sa plume les mots se nourrissent des éléments ; eau, feu, air et terre envahissent son être profond ; le vent, les fleurs, les pierres et les arbres, les nuages et les étoiles, la nature tout entière participe de cet élan poétique ; les mots l’enrobent de douceur, lui permettent de calmer la douleur – « des mots en maraude / s’attroupent s’empilent / se veulent poèmes »
Plus son œuvre avance, plus elle renvoie à la source existentielle, à l’origine, qu’elle concrétise jusqu’au pays de Lucy. Le Corps en tête (2001) marque un tournant dans son écriture. L’auteure se dégage de la chair pour privilégier l’ailleurs, un ailleurs intérieur - « l’indéchiffrable ailleurs / ultime frontière en soi » ; mais aussi celui du voyage : elle franchit les mers, cherche en Europe ou en Afrique des terres de lecture, de dires, de partages, et par contrecoup d’écriture. Elle choisit des lieux d’intériorité, porteurs d’une forme de mysticisme (Vézelay, la grande Chartreuse…) comme si l’austérité devait être au rendez-vous d’une écriture susceptible de transporter hors corporéité.
Aujourd’hui la poète inscrit ses poèmes dans une forme de spiritualité. Ses derniers recueils qui se veulent plus lumineux, montrent un apprivoisement de l’écriture qui la rend secrète d’une certaine façon, et sollicite l’oreille pour en percevoir le chant.
Le séjour à Vézelay inscrit un moment particulier, une circonstance émouvante par l’espace offert au son, donc à la voix, vers une écoute cosmique. « On va vers Vézelay comme vers une étoile » (Jules Roy). L’épigraphe donne le ton de ce recueil écrit en résidence dans la maison du poète. Sous le ciel de cet endroit sacré vivent des ombres – écrivains, peintres, sculpteurs, archéologue, éditeurs – et la poète chemine de l’un à l’autre, rendant ces personnages-fantômes plus vivants que les pèlerins de passage. Claudine Bertrand inscrit son lecteur dans son monde onirique, celui de ses rêves, de l’espace imaginaire (et pourtant tellement réel en même temps) dans lequel elle laisse filer le temps. Ses pas nous entrainent dans les ruelles d’un village empli de mémoire et de richesse artistique ; tel est son regard, celui de la poète en prise avec les mots qu’elle installera définitivement dans la Basilique Sainte Marie-Madeleine à la fin du séjour, permettant à ses poèmes, extraits de nombre d’ouvrages, de résonner au-delà de l’espace terrestre ; une lecture dont on aurait aimé être le témoin.
Sa poésie incarne le monde où elle se trouve, mais elle-même le boit dans sa globalité (on revient au corps, malgré tout). Chaque recueil en est la marque forte. On a pu parler il y a quelques années de la puissante fragilité de cette poète. Elle atteint maintenant un équilibre qui, même fragile, trouve une force de pierre dans les mots.
Claudine Bertrand, dont on connaît par ailleurs le combat humaniste et celui en faveur des femmes et de leur écriture, fait parler sa rage de vivre. Sa langue griffe. Elle existe dans une apparente diversité ; mais plus on la lit, plus l’unité s’installe. Au fur et à mesure des années, l’eau du fleuve poétique s’écoule et, telle la Loire, passe des sinuosités montagneuses au calme majestueux d’un grand fleuve dans sa course vers l’Océan. La poète a trouvé ses îles, il lui faut toute la vie pour y héberger ses désirs d’écriture. « Jamais assez de vies / Pour m’imprégner d’une parcelle / Tant d’écrits grandeur nature ».
Brigitte Ferrand