« Claudine Bertrand et la concision du verset » par Juliette Darle

 

Claudine Bertrand et la concision du verset par Juliette Darle
Itinéraires et contacts de cultures, vol. 2,
Editions l’Harmattan, 2002

 

II convient aujourd’hui de saluer la présence parmi nous de Claudine Bertrand, la poète québécoise, puisqu’elle vient d’être distinguée, à   l’unanimité, par un jury de poètes et de professeurs éminents. Le prix Tristan Tzara 2000-2001, celui du millénaire, lui est en effet décerné pour un livre dont le titre s’avère porteur de tous les fantasmes, Le Corps en tête. Ce livre paraît en France, dans la collection que Bernard Noël dirige à « L’Atelier des brisants ».

Impossible d’évoquer la lauréate dans son activité multiforme. Il figure une véritable rose des vents. Les itinéraires que trace la poète, I’écrivaine, l’enseignante et la conférencière, la fondatrice de revue, celle que l’on entend sur les radios. Sans oublier l’éditrice, la messagère entre Québec et France, l’apôtre passionné de la langue de Baudelaire.

D’elle, je ne veux aborder pour l’instant que trois livres. A l’instar de Tristan Tzara, Claudine Bertrand tient à l’accompagnement des peintres : Marcelle Ferron et son « Cosmos rouge », pour Tomber du jour, le dessinateur Eric Bonnefon dont les fusains ponctuent les proses de La Dernière Femme.

La voyageuse
Sous les traits de la passante, de la voyageuse toujours en déplacement, celle qui hante volontiers les pages de Tomber du jour n’apparait qu’à une certaine distance, évoquée de préférence à la troisième personne. Son mouvement sans cesse dérange les lignes du paysage dont la vision se métamorphose. Obstinément, il ramène à la mémoire l’un des premiers titres de I’auteure, L ‘Idole errante.
Plus ou moins habitée par I’inquiétude, la figure semble mener comme une quête. Et quelque chose va finir par lui répondre, – ou par cerner la question – , quelque chose qui vient de l’espace, de l’horizon ou de l’intérieur de soi. D’évidence une telle démarche induit l’allure du poème, le poids de la césure entre les deux strophes inégales, la concision de la seconde et sa portée d’accent. Parfois sens et souffle demeurent en suspens. Car

Il est des voyages

dont on ne croit jamais pouvoir revenir

Et dont on ignore quand ils ont commencé

Il arrive qu’un être humain croise un site exceptionnel, et la conscience du mystère naît de la vision.

Dans une chute

où s’abreuvent les loups

ils se purifient des pieds à la tête

Mais qu’ont-ils tant à exorciser


Le livre d’une déchirure
Sous ce titre singulier, La Dernière femme, s’inscrit un livre qui n’est pas moins, celui d’une métamorphose. Car de cette « dernière femme », celle d’un passé qui se veut révolu, une autre est en train de naître, porteuse d’avenir.

L’écriture ne va pas ici sans courage puisqu’elle traverse une épreuve de vérité dont les mots finissent par émerger comme d’eux-mêmes. Ils semblent jaillir du plus loin de l’enfance et d’un secret impossible à dire, au travers d’une déchirure qui fait obstacle à toute parole.
A Virginie, sa fille, la poète dédie cette mise à nu d’une mémoire blessée, cette neuvaine de plongées et de désolation qui n’exige pas moins une bonne centaine de versets plus ou moins brefs.
L’accès à l’écriture, à l’unité intérieure, ne s’acquiert ici que par un combat sans merci contre soi-même, au cours duquel, parfois, le sentiment de la fatalité ou la douleur vous dépassent, vous meurtrissent.
La complexité du texte reprend celle du drame, avec les contradictions, les flux et reflux de l’introspection poursuivie, une solitaire parle, tandis que deux personnes engagent en elle une lutte inexorable. L’une qu’il s’agit d’anéantir, « elle » n’est vue qu’à la troisième personne. L’autre n’interviendra qu’au troisième mouvement du livre pour dire «je ». Si de temps en temps quelque complicité les rapproche, cette autre va néanmoins prendre forme et vie, parvenir à l’écriture pour ainsi trouver le salut.
Ce chemin d’une quête côtoie le vide quelquefois, il peut frôler un gouffre, s’ouvrir « sur les pages manquantes ». Nulle tentation pourtant d’adoucir l’angle vif, d’atténuer la charge de mort sous-jacente, la vision noire d’une errance autour des tombes.

Si tout poète avec Rimbaud cherche obstinément « le lieu et la formule », ils surgissent ici de la conscience mise à l’épreuve. La formulation dans ses instants de beauté peut naître du pire vécu. II suffit qu’il prenne forme, qu’une lucidité implacable vienne décanter le verbe. Ainsi la figure qui parle se rend-elle à l’évidence : « Je l’aimais d’un amour crépusculaire mais l’extase venait toujours m’inonder de grisaille. »

À partir de là toutes les remémorations peuvent se dire, le passé s’assume, la parole libérée veut explorer « l’émotion appelée poésie ». Déjà elle salue l’apparition d’une « femme soleil » dont elle suggère l’amour latent, elle procède à l’effacement des stigmates anciens.

Une telle liberté, qui sort de la chrysalide, c’est l’innovation d’une voix. Ce forage opiniâtre impulse un rythme puissant dans ses variations, marquées d’éclats intenses. La ligne verbale, il arrive qu’elle déferle, et qu’en ruptures, tourbillons ou chocs, elle ait des violences d’eaux folles, leurs remontées soudaines, leurs retours de courant.

Le corps en tête
« J’habite tes corps en voyage dans l’espace et le temps. Où que tu sois, je suis. » Ainsi commence le livre très libre d’une femme à l’écoute de l’amour dont elle vit. En elle-même comme en dehors, elle n’a de cesse d’en observer le mouvement. Et son premier regard, vers lui, qui voyage loin, s’avère fondateur de légende. Le titre, Le Corps en tête suppose une certaine insistance de I’érotisme, une certaine aura sensuelle. Cependant que s’imposent d’emblée, à travers le magnétisme du corps, la singularité d’un imaginaire et les inflexions d’une voix dont on retient la résonance. « Le poète est un passant qui prend mon visage. »

L’écriture déroule un parcours que ponctue au-delà des voyages, des séparations, des temps d’absence, toute une mémoire d’instants et de paysages. Les fantasmes inscrits vivent d’une lumière qui change et d’un regard qui change plus encore. L’amour ici ne cesse de mettre toute chose en mouvement, d’en moduler la structure, d’en réorienter le sens : «  Toutes les pierres roulent vers toi, vers le centre de toi. Et elles reviennent vers moi en roulant ton nom. Et l’air qu’elles déplacent est le vent de la vie. »

Lorsqu’il s’accomplit en durée, l’amour donne à ceux qui le vivent la conscience, plus ou moins illusoire sans doute, d’avoir prise sur le temps. Il semble que la transfiguration du moment présent transfigure aussi le souvenir et la vision du futur. Pour Claudine Bertrand, cette alchimie du temps passe par l’entente des corps : « Simple épisode. Je m’allonge à vos côtés. Nos corps s’en vont de table en table. Ils font provision d’avenir. »

Ainsi l’accès à l’écriture invite à percevoir l’univers. « le poème résonne du mantra de la mer et du silence du monde. »
« Ascèse » singulière de l’amour lorsqu’il devient source de l’écrit. Car il est impossible qu’une vision du monde évolue du tout au tout sans impliquer la mutation de l’être visionnaire. L’auteure le sait, qui célèbre sa propre métamorphose. « Il faut voyager avec le son pour sortir de la solitude blanche. Ma bouche n’est plus ce trou dans la glace où je pêchais quelques mots. »

Sans leur concision, ces versets n’auraient pas un tel éclat, ni une telle portée. Ce goût de la brièveté qui va jusqu’à l’aphorisme répond à une exigence essentielle, ne l’oublions pas. Car on imagine l’invisible travail dont jaillissent l’allure spontanée du rythme et tant de fraîcheur inventive.

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