La Québécoise Claudine Bertrand nous livre une de ses meilleures inspirations poétiques avec ce recueil. Son titre en dit l’apparent paradoxe : un jardin est une création délibérée, gouvernée par l’homme, à l’inverse des vertiges qui le surprennent et l’étourdissent. Mais la poésie n’est-elle justement pas cette emprise forte et irrésistible sur les sens, qui pourtant est connue et dirigée par les mots? Le début du livre le dit en beaux vers : «La vie s’est pendue au cou / puis dans la pénombre a cogné / comme tête contre poitrine// Chacun de ses mots / peut offrir du jour / peut manger du ciel.» Joie souvent, parfois amertume : «Mots contre nature / on les met en terre / pour faire venir l’aigreur// Dieu est une saveur / dans la bouche basse / il sécrète sa semence// sait-on ce qu’aimer veut dire?».
On sent assez que rien n’est abstrait, théorique, dans cette poésie pleine de souffles, de plantes, d’animaux, d’eaux qui métamorphosent jusqu’à la réalité urbaine : «Chargée de cascades / au mollet nerveux et musclé / la ville n’est plus la ville.» Une poésie qui herborise l’hellébore, le nombril-de-Vénus, la «Circée des Alpes / à deux pétales», qui interpelle des «clochers en cavale». Une fraîcheur, au goût de vivre si rares dans la poésie contemporaine! La sensualité du corps se transmet à la nature : «De la cuisse des aubépines / s’affole la tombée du jour», et réciproquement le corps amoureux est traversé d’une exaltation panique : «Grâce à l’odorat / les yeux fermés / on sait que l’amant est là// Elle tend les bras / Et sa bouche tourmente / comme la mer à boire// Devant le fenouil feuillage en nuage / le corps à corps se noue / se fout de tout.» L’élan va de la fragilité des arbres et de la chair à la voie lactée, dans une appropriation panthéiste fervente : «Balcon en forêt / offre une liturgie nouvelle / chaque jour ouvre le missel de tes mains / la parole nous exprime.»
Comment, lors du séjour en Rhône-Alpes qui a suscité ce recueil, Claudine Bertrand n’aurait-elle pas aimé les pages de Rousseau sur son bonheur aux Charmettes, les vieilles histoires paysannes, et cette femme guérisseuse, un peu magicienne, «qui parle à la nature», enseignant que «pour provoquer les rêves on boit / une infusion de clefs de noix»? Cette femme, c’est elle-même dans le jardin des mots. Comme pour le corps les décoctions de bardane, la lecture de ses pages est tonique pour l’esprit. «Traversée de matière vivante / je vibre comme pas une en bout de souffle» : oui, avec des mots précis, vifs ou tendres, une rythmique concertée.
Claudine Bertrand déploie au Québec beaucoup d’activité, dirigeant la revue Arcade et une collection de poésie; mais elle est aussi, surtout, un notable poète – disons comme au Québec une poète, c’est tellement mieux! – dont le portrait serait bien celui-ci : «Sans gêne et sans retenue / les lieux la courtisent// Avec mots images / et pointe de malice// Attise le sang des cigales / près de la roche pleureuse / plus elle s’approche / plus les larmes s’assèchent.»
Jardin des vertiges Ed. L’Hexagone, Québec, Canada
Marie-Claire Bancquart In Europe, Automne 2002