MONTRÉAL EN PIÈCES DÉTACHÉES
«Réduit à sa forme la plus simple et essentielle, le poème est une chanson» Octavio Paz
Dans un mois dans un an
Quand je retrouverai Montréal
À la saveur des premiers fruits
À l’odeur des premiers jardins
Quand les enfants dans leurs pas perdus
Passeront devant le presbytère désert
Alors je me rappellerai
Mon enfance oubliée
Et les morts aimés
Je me rappellerai de cette ville
Qui à la fois aveugle et éclaire
Dans un mois dans un an
Je me rappellerai de Montréal
De jour de nuit
Ce paysage sauvage
À travers la jungle des lettres et des sons
Je me rappellerai Montréal
En pièces détachées
Montréal l’esclave insoumise
Je me rappellerai la-rue-sans-nom
Celle qui descend vers le fleuve
Loin de la magie urbaine
Et du tam-tam quotidien
LE CORPS EN TÊTE
Un peu de nuit s’attarde à nos pieds
comme un reste de nos paroles.
Le corps est une signature enfantine
depuis longtemps oubliée.
Quelqu’un piétine le givre craquant
des lettres.
***
Quelqu’un tire un rideau et voilà
qu’apparaît la fêlure du monde.
C’est un cheveu sur l’œil.
C’est une lézarde au milieu de la langue.
Un vieux foyer bordé de dents.
***
L’ombre du ciel se frotte contre toi.
Tu es le contre jour qui passe
à côté du présent.
Elle rassemble ses doigts. Elle en fait un bouquet. Elle four-
re cela d’un coup dans ta bouche. Elle veut que tu suces le goût du temps.
***
Peut-on offrir toute la profondeur
d’un coup de surface? Il y a des seins
dans le toucher, des cœurs dans la pulpe.
Celui qui aime n’a qu’un désir :
violer les règles du je.
***
Quand la respiration devient la langue
du silence, je souffle un peu plus fort.
Tu ne vois peut-être que ma buée.
Tu lèches ma pensée en l’air.
***
Elle accueille de toute sa peau
des signes que son corps déchiffre
en dessous. Les grands mots du désir
coulent dans l’invisible. Elle écoute
cette longue phrase pénétrante.
***
Le poème est une aventure à
mener pour lui.
Son mouvement absorbe celui
de la vie. Il rend sensible
la peau du silence.
***
Comme dans un tableau, les personnages
sont des couleurs,
donc de la matière vivante.
Leur sexe n’est pas sexuel,
il est l’ombre de la chair.
***
Le réel se rêve dans l’écriture,
c’est ainsi que le sang se réalise
dans la main.
Plus tard, on ne sait où est l’entrée
du miroir, ni de quel côté l’image,
de quel côté le corps.
***
Tes yeux ont touché ma figure.
Peut-être n’étais-je que leur projection,
peut-être les avais-je créés afin
d’être vue telle que je le veux.
Ainsi soit-il, dit le lecteur qui, toujours,
dit la vérité.
Regarder vers le passé est une manière
de creuser dans la direction de la source,
mais aucune âme n’a de lèvre pour
faire venir l’eau. Il ne nous reste
par conséquent qu’à faire venir les larmes.
Elles seules donnent un fond au visage et
dissipent l’illusion.
L’Atelier des Brisants
PIERRES SAUVAGES
Patrie des pierres
on enterre les vivants
Un homme
chaque jour
dépose une pensée
quelques mots
sur un tombeau inconnu
Quand l’air tranche la gorge
se taisent ses mots
Certaines pierres
renaissent
et repoussent la douleur
Tout peut tenir en ces paroles
Plus de portes
ni de fenêtres
Je n’habite plus les demeures
qui me dépossèdent
Surprise
à lécher la pierre
pour étancher la soif
Derrière des barreaux
se touchent des lèvres
La pierre crève les yeux des miroirs
Je ne vois plus la pluie
chaque mot l’étreint
tel le dévolu de son ombre
Pour l’étrangère
nul endroit
où déposer son nom
Les nids abandonnés
par la guerre
détournent le printemps
Ce qui était n’est plus
ce qui est à venir n’est pas
ce qui est n’est pas encore tracé
Au lieu du sommeil
chaque nuit grignote un souvenir
et fait naufrage
La passion
une courte phrase
qui hurle toute une vie
Tu implores la nuit
de cacher tes yeux
pour mieux voir
Quand la lumière chancelle
l’existence s’écrit mieux
Le poète condamné
promène sa carapace
arrache son manteau de colère
Les battements du cosmos
remuent dan tes veines
et te conduisent vers la mort
J’ai les mains remplies
de rivières
de forêts noyées
d’arbres hantés
Les pierres se gorgent de pluie
retrouvent leur insolence
donnent chair aux habitations
La feuille tombe avec les mots
comme une réalité
en fin de partie
Une maison sans toit
un puits sans eau
découragent tout bonheur
Un bûcher seule demeure
tant de jours tant de nuits
pour tout déraciner
Qui se souviendra
de ses râles
de ses vérités tronquées
Sur des haillons
de pierre
elle aura appris à se lever
Et à marcher
telle une vivante
AILLEURS INTÉRIEURS
Chargée de cascades
au mollet nerveux et mus clé
la ville n’est plus la ville
Une allée d’aubépines
s’en file comme des chapelles
les unes aux autres
l’emprunterons-nous de nouveau
L’herbe trébuche étouffe
et seule pleure
Vivre sans mot dire
derrière les lourds volets
est-ce vivre
Sous le foisonnement des arbres
je quête le silence des feuilles
Parmi le bavardage
ver tige cherche
vocabulaire
de vérités toutes nues
Prise tout entière
dans les filets de l’instant
rompre le dés enchantement
Un baiser la fit sur sauter
demi-tour vers la réalité
Il pose l’annulaire sur ses prunelles
elle mur mure te voilà enfin !
ÉDITIONS L’HARMATTAN, collection poètes des cinq continents, PARIS, 2005 (Préface de Jean Pierre Faye)