Deux poèmes publiés le 21 mai 2014, dans la revue « Recours au poème »

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Mémoire du Bénin

Une route se souvient
de secrets indicibles
te prie à travers sable rugueux
et pierres sauvages
de ne rien occulter

Silhouette noire
dans le vert paysage
tu te glisses en de brefs instants
comme serpent de l’Éden
pour faire surgir les mots

Je lis l’inaccessible poème
au cœur des racines
dans tes yeux inconsolables

Les tourments du vent
se font entendre
avec fracas
comme la voix sans fin
des esclaves à Ouidah

Elle résonne encore
près de la porte de Non-Retour
se mêlant aux chants
aux soupirs du Bénin
qui refusent de se taire

La langue étrangère
boit à la lisière de l’intime
langue en désirance
se fait jour
contre toute attente
à  l’aube d’une nouvelle odyssée

Langue contre langue
pour faire respirer le poème
d’heure en heure
l’œil du tigre
te supplie de ne rien oublier
son corps d’ivresse
déjoue toute langue

Parfum d’ailleurs
dans les zones haute tension
on fait fi des conventions
pour forger un espace de liberté
en terre d’errance

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Rouge sur rouge

Vertiges lointains
sous nos pas
la terre bouge comme séisme

Corps-action
en hauteur de vue
des points d’éblouissement

D’autres ailleurs
vers ailleurs ici
plus loin que blessure

Pensées et mots d’entrechoquent
passage au noir
liberté bâillonnée
comme le refus global

Entrer dans le maquis des langues
rendre à la réalité crue
désordres et tempêtes
nuits sans trêve
sans bord sans limite

Le souffle sur la tempe éclate
des passants perdent leur visage
leurs yeux se vident de leur mémoire

un bout de rien
rejouer son théâtre
l’abîme est dessous
tous les mots sont piégés

La main cherche à tâtons
quelque chose qui a disparu
perdu dans la rumeur basse

Les murs craquent les toits aussi
bruits de casserole tintamarres
le « je » le « tu » pluriel
les cendres encore chaudes

L’agitation dans la rue
recharge le sens de l’univers
et des images qui roulent à flots
dans la voix du peuple

la langue soudain soulève les mots
frôle les précipices
le poème goutte à goutte
se dilue dans le magma
comme l’utopie

Rouge sur rouge
déferlantes
sont les énigmes
du printemps de notre histoire

Autant de vertiges
de loin en loin
qui se rapprochent
de terre Québec

« La Nomade », paru dans l’anthologie poétique « terres de femmes »

LA NOMADE                                 À Louky

Femme de la désirance
tout feu tout flamme
aux mains de paysage
grandissent en elle
des cantiques et des chants
qui raniment le vivant

Si le ciel «bougonne» de gros nuages
elle ricane à qui mieux mieux
marche par les sentiers par les forêts
sur la terre du sanglier
jusqu’à la source
et son souffle y puisera
sa dose d’ivresse

Toute à ses racines
femme enrobée de soleil
jamais rassasiée
elle boit l’eau du ruisseau
le trop-plein de vie
pieds et mains
gorgés de sang
elle sème des herbes
de toutes espèces

Une huppe se pose
sur son épaule
elle l’enjôle mieux que quiconque
femme de l’Amourachure
elle renouvelle les souches
avec pour vertige
une langue qui bourgeonne

Claudine Bertrand
Texte inédit pour Terres de femmes (D.R.)

Anthologie poétique Terres de femmes (66)

Extraits

MONTRÉAL EN PIÈCES DÉTACHÉES

«Réduit à sa forme la plus simple et essentielle, le poème est une chanson» Octavio Paz

 Dans un mois dans un an
Quand je retrouverai Montréal
À la saveur des premiers fruits
À l’odeur des premiers jardins
Quand les enfants dans leurs pas perdus
Passeront devant le presbytère désert
Alors je me rappellerai
Mon enfance oubliée
Et les morts aimés
Je me rappellerai de cette ville
Qui à la fois aveugle et éclaire

Dans un mois dans un an
Je me rappellerai de Montréal
De jour de nuit
Ce paysage sauvage
À travers la jungle des lettres et des sons
Je me rappellerai Montréal
En pièces détachées
Montréal l’esclave insoumise
Je me rappellerai la-rue-sans-nom
Celle qui descend vers le fleuve
Loin de la magie urbaine
Et du tam-tam quotidien

 

LE CORPS EN TÊTE

Un peu de nuit s’attarde à nos pieds
comme un reste de nos paroles.
Le corps est une signature enfantine
depuis longtemps oubliée.

Quelqu’un piétine le givre craquant
des lettres.
***

Quelqu’un tire un rideau et voilà
qu’apparaît la fêlure du monde.
C’est un cheveu sur l’œil.

C’est une lézarde au milieu de la langue.
Un vieux foyer bordé de dents.

***

L’ombre du ciel se frotte contre toi.
Tu es le contre jour qui passe
à côté du présent.

Elle rassemble ses doigts. Elle en fait un bouquet. Elle four-
re cela d’un coup dans ta bouche. Elle veut que tu suces le goût du temps.

***

Peut-on offrir toute la profondeur
d’un coup de surface? Il y a des seins
dans le toucher, des cœurs dans la pulpe.

Celui qui aime n’a qu’un désir :
violer les règles du je.

***

Quand la respiration devient la langue
du silence, je souffle un peu plus fort.
Tu ne vois peut-être que ma buée.

Tu lèches ma pensée en l’air.

***

Elle accueille de toute sa peau
des signes que son corps déchiffre
en dessous. Les grands mots du désir
coulent dans l’invisible. Elle écoute
cette longue phrase pénétrante.

***

Le poème est une aventure à
mener pour lui.

Son mouvement absorbe celui
de la vie. Il rend sensible
la peau du silence.

***

Comme dans un tableau, les personnages
sont des couleurs,
donc de la matière vivante.

Leur sexe n’est pas sexuel,
il est l’ombre de la chair.

***

Le réel se rêve dans l’écriture,
c’est ainsi que le sang se réalise
dans la main.

Plus tard, on ne sait où est l’entrée
du miroir, ni de quel côté l’image,
de quel côté le corps.

***
Tes yeux ont touché ma figure.
Peut-être n’étais-je que leur projection,
peut-être les avais-je créés afin
d’être vue telle que je le veux.

Ainsi soit-il, dit le lecteur qui, toujours,
dit la vérité.

Regarder vers le passé est une manière
de creuser dans la direction de la source,
mais aucune âme n’a de lèvre pour
faire venir l’eau. Il ne nous reste
par conséquent qu’à faire venir les larmes.

Elles seules donnent un fond au visage et
dissipent l’illusion.

L’Atelier des Brisants

PIERRES SAUVAGES

Patrie des pierres
on enterre les vivants

Un homme
chaque jour
dépose une pensée
quelques mots
sur un tombeau inconnu

Quand l’air tranche la gorge
se taisent ses mots

Certaines pierres
renaissent
et repoussent la douleur

Tout peut tenir en ces paroles

Plus de portes
ni de fenêtres

Je n’habite plus les demeures
qui me dépossèdent

Surprise
à lécher la pierre
pour étancher la soif

Derrière des barreaux
se touchent des lèvres

La pierre crève les yeux des miroirs

Je ne vois plus la pluie
chaque mot l’étreint
tel le dévolu de son ombre

Pour l’étrangère
nul endroit
où déposer son nom

Les nids abandonnés
par la guerre
détournent le printemps

Ce qui était n’est plus
ce qui est à venir n’est pas
ce qui est n’est pas encore tracé

Au lieu du sommeil
chaque nuit grignote un souvenir
et fait naufrage

La passion
une courte phrase
qui hurle toute une vie

Tu implores la nuit
de cacher tes yeux
pour mieux voir

Quand la lumière chancelle
l’existence s’écrit mieux

Le poète condamné
promène sa carapace
arrache son manteau de colère

Les battements du cosmos
remuent dan tes veines
et te conduisent vers la mort

J’ai les mains remplies
de rivières
de forêts noyées
d’arbres hantés

Les pierres se gorgent de pluie
retrouvent leur insolence
donnent chair aux habitations

La feuille tombe avec les mots
comme une réalité
en fin de partie

Une maison sans toit
un puits sans eau
découragent tout bonheur

Un bûcher seule demeure
tant de jours tant de nuits
pour tout déraciner

Qui se souviendra
de ses râles
de ses vérités tronquées

Sur des haillons
de pierre
elle aura appris à se lever

Et à marcher
telle une vivante

AILLEURS INTÉRIEURS

Chargée de cascades
au mollet nerveux et mus clé
la ville n’est plus la ville
Une allée d’aubépines
s’en file comme des chapelles
les unes aux autres
l’emprunterons-nous de nouveau
L’herbe trébuche étouffe
et seule pleure
Vivre sans mot dire
derrière les lourds volets
est-ce vivre

Sous le foisonnement des arbres
je quête le silence des feuilles
Parmi le bavardage
ver tige cherche
vocabulaire
de vérités toutes nues
Prise tout entière
dans les filets de l’instant
rompre le dés enchantement
Un baiser la fit sur sauter
demi-tour vers la réalité
Il pose l’annulaire sur ses prunelles
elle mur mure te voilà enfin !

ÉDITIONS L’HARMATTAN, collection poètes des cinq continents, PARIS, 2005 (Préface de Jean Pierre Faye)