« Au milieu de la pénombre » par Claudine Bertrand. Editions Hexagone, avril 2022

 

 

Une re-lecture par Dana Shishmanian.

On plonge dans ce recueil comme « au milieu de la pénombre » d’une vaste maison inconnue : on n’y voit pas très clair, on tâtonne dans les couloirs, on se cogne à des meubles qui ne ressemblent à rien de familier, on tente d’imaginer le plan des lieux – alors qu’on entend juste une voix off de temps à autre qui semble nous donner des indices… des bribes d’infos pour la visite… des réflexions énigmatiques et paradoxales qui nous interpellent (« De quelle image s’agite l’ici », ou : « L’irrationnel est au bout/ des voix du désir », ou encore : « Plus on cherche/ moins on trouve »…).Petit à petit, en revenant sur nos pas, en parcourant le recueil dans les deux sens de lecture (je commence presque toujours avec le dernier poème, je lis à rebours, de la fin vers le commencement, et je recommence dans le bon sens ensuite), on s’aperçoit que ce livre nous parle de l’écriture, comme bien des livres de poésie d’ailleurs. Le « je » du poète se fait pourtant, la plupart du temps, extrêmement discret, jusqu’à la disparition, comme celle d’un mince filon d’eau dans une terre sablonneuse qui fait pousser de rares plantes du désert ; alors, l’écriture parle toute seule, sans sujet porteur, mais aussi et surtout sans objet apparent… Elle s’agence elle-même comme si elle se rassemblait à partir de pensées et paroles éparses, flottant dans l’air du temps, pour constituer un texte encore non écrit par quelqu’un mais déjà appréhendé par tous – une sorte de prophétie de la fin des temps qui se lirait à l’horizon ?…Tout d’un coup tout devient clair, et on lit cette fois sans ambages le premier poème, comme une ouverture de la fin :

À l’aube des mirages
colliger mot à mot la fable du futur
sa fin appréhendée
sur toutes les lèvres

Ce qui n’est pas encore
la ligne d’horizon
en donne le visage
le dévoile   (p. 11)

On commence dès lors à guetter dans les pages du recueil – projections d’un espace virtuel où se passe en réalité l’écriture, telle une expérience extraordinaire – « des lettres friables » qui « virent et voltent/ vont viennent/ émergent et sombrent »… On prête volens nolens l’oreille à « une voix de braise » qui « s’approche », mais dont la proximité, telle d’une onde de trop forte lumière, nous aveugle – si ce n’est par effet de son obscurité sous-jacente : « Frôler sa lumière/ la rend à son opacité/ naissante »…  (p. 12).

Comme dans une cosmogonie musicale, où « certaines voyelles » sont « tels des phares », un autre univers, inconnu et peut-être merveilleux, s’« invente des paysages éphémères », avec – on ne sait pas encore et on ne le saura peut-être jamais – la possibilité d’une « île aux énigmes » porteuse d’ « un bonheur insaisissable/ à savourer »… (p. 13)

Une fois entré dans le jeu, on lit avec de plus en plus d’aisance ses parcours et détours, en découvrant chacun de ses recoins avec la joie qu’on aurait de retrouver des souvenirs d’enfance dans une maison oubliée… Rien ne nous semble plus étranger, tout en se présentant à nous comme neuf, complètement inédit – mais non inaccessible, au contraire, préhensible et compréhensible, telle une musique qui vous revient « dans la chambre de mémoire/ sans craindre panique », pour engendrer un nouvel ordre dans le désordre de nos âmes perdues…

Qui peut
autour de l’axe
malgré le chaos
engendrer un rituel    (p. 14)

Le « je-poète » arrive alors à se faire entendre, juste pour se réclamer de cette proximité axiale de toute sa vie, « autour/ d’une petite voix/ tenue secrète », et voilà qu’émerge du coup, une parfaite définition de ce qu’est que de vivre en poésie :

Traverser jusqu’ici
la pénombre
nier l’amnésie   (p. 15)

Le titre du recueil s’illumine aussi, s’agissant d’une traversée de la pénombre, d’une anamnèse donc, qui surgit juste au milieu… pour « enfanter/ d’un langage/ non nommé » (ibid.)

Page par page, le recueil de Claudine Bertrand nous dévoile ainsi, comme en défoliant les pétales d’une rose magique, les exquises aventures de l’expérience poétique, où « chaque instant/ vient troubler/ la coupe du temps » (p. 20), et où « happé par les nébuleuses/ le voyeur s’évanouit/ en son jouissement… » (p. 22).

Mais voilà que ces extravagantes péripéties nous emportent nous aussi, voyeurs du poète-voyeur, comme transportés, par l’effet d’un enchantement, dans un espace miraculeux. Deux poèmes que je ne peux m’empêcher de citer en témoignent, qui m’évoquent des toiles de Claude Le Lorrain, en plus sublimé :

Flotte un radeau
d’amants en dormance
comme lotus blanc

Ils portent en eau
une ombre
comme de leurs os

Neige chaude
on la tire à soi

Qu’elle s’affranchisse
des mauvaises saisons   (p. 25)

Allongés sur grève humide
une fièvre palpable
vague par vague

Corps et cendres
immobiles
sous la lune effarée

S’il fait nuit de jour
nous ne saurions pas lire
entre les lèvres      (p. 27)

Et nous voilà tout juste au milieu du recueil… pour justement lire, comme une confirmation de ma déroute initiale et de la clé de lecture retrouvée ensuite, qu’on est bien : « Au milieu de la pénombre/ retour vers l’oublié » – lire : dans ou vers la « Maison mélancolie/ barrée barricadée » (p. 28). C’est l’anamnèse qui surgit alors, une fois traversée l’amnésie… « Le ton change/ dans l’entre-deux mondes », et on est entraînés dans l’« inversion de la courbe » (p. 29), pour accéder ainsi à « un nouveau jeu/ sur la tablette » (p. 30).

Quelque chose d’encore plus différent intervient alors, comme un événement impersonnel et pourtant profondément vécu dans son propre être : « Au réveil d’un songe/ s’abreuver au torrent » (p. 32). Le je-poète vient nous faire cette confession en guise de quintessence de son expérience :

J’ai vision
de l’intérieur
des choses

Parfois le corps se souvient
enserrant dans ses plis
échappant au hasard
un rayon de lune
à faire pâlir
la mer noire     (p. 33)

Pour accélérer ma re-lecture, en évitant d’y passer encore une page pour chaque page du recueil, je vais me résigner à seulement enrouler quelques perles de sens et de beauté des mots, en toute nudité, ciselées comme dans une ascèse du style :

Retirer sa robe au temps
grappiller un instant
voir l’invisible
tout nu     (p. 35)

À chaque image
son silence
que l’on rend
présence     (p. 36)

Comment
en bout de ligne
restaurer un peu de sens    (p. 38)

Sous les doigts joints
quelque chose d’imprévu
éclate             (p. 39)

Emportée par le courant
retourner en-deçà
des particules    (p. 40)

L’œil du réel désabusé
se glisse entre les interstices   (p. 42)

L’âme se dépouille
s’acharne à s’en sortir
indemne      (p. 51)

Le peu
le presque rien
devant soi
un vecteur
qui redécoupe l’espace     (p. 52)

On attend que jaillissent
les premières irradiances
d’un monde révolu    (p. 54)

Des mains vides
divaguent dans l’utopie    (p. 55)

Toute une cosmogonie
agonise en elle-même     (p. 57)

Qu’avons-nous donc fait
de cette existence
qui meurt à elle-même
dans une nouvelle régression    (p. 61)

Boire l’eau d’une source
qui s’assèche     (p. 62)

On l’aura sans doute compris : avec « cette existence », on est du côté acerbement critique de l’expérience poétique et du coup, de l’écriture ; car elle ne tourne pas le dos au « réel », elle tente à le transformer et n’hésite pas à le combattre.

Claudine Bertrand vit la poésie jusqu’au bout, dans tous ses enjeux et toutes ses conséquences, intérieures et extérieures.

 

©Dana Shishmanian

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