Un livre à l’envers
Avez-vous remarqué comme la lecture, au gré même de votre intérêt, peut aller de soi dans un mouvement dont la régularité vous double d’une sorte de volume agréablement neutre? On dirait que la conscience a trouvé là une compagnie intelligente, qui entretient son éveil mécaniquement. L’habitude se loge ainsi partout, y compris dans l’acte qui a pris son départ dans la passion. Mais cet acte attend toujours la secousse première, quitte à ne l’espérer plus qu’à l’improviste.
Vous avez donc «pris ce qui a toutes les chances de n’être qu’un livre de plus quand, soudain, la ligne s’effondre et vous voici à bout de souffle. Vous aviez oublié que lire est une respiration mentale et qu’il suffit à la phrase de rompre le rythme ordinaire pour qu’aussitôt – sujet, verbe, complément, qualificatifs, propositions principale et subordonnées étant déchaînés – advienne un désaccordement qui précipite en vous une présence. Tout va très vite, sans approche, sans alerte, car la structure de la phrase est une forme qui vous envahit, vous occupe.
Bien sûr, vous examinez cet effet, c’est-à-dire que vous remontez la page et relisez : «Je sens le drap une tendre partition nous nous perdons en étreintes rien n’est arrivé ton désir épars dernier croquis.» Oui, un seul point au bout, et cette succession par petites saccades qui s’accolent en battant de vitesse la logique et en faisant trembler le sens. S’agit-il d’images ou bien de sensations? Cette phrase, déjà, vous entraîne dans une autre dimension qui, brouillant tête et cœur, émeut toute votre épaisseur charnelle. Ou plutôt va l’émouvoir à mesure que l’effet produit par cette phrase sera multiplié par les suivantes.
Cependant, plus la lecture vous entraîne dans un engagement proche de l’étreinte – une étreinte aérienne -, plus vous devenez vigilant car cette résistance intensifie la relation avec le livre. Vous remarquez alors que, étant à présent accordé à la phrase, vous commencez à percevoir quelque chose qui, pour apparaître, avait justement besoin de cet accord, et qui est un espace très efficient et très étrange. C’est que La dernière femme de Claudine Bertrand n’est pas qu’un récitatif poétique à la bizarre douceur syncopée, mais un livre à l’envers puisqu’il établit ses références depuis l’intérieur de lui-même.
Cette impression de renversement interne s’enrichit encore quand vous prenez conscience que, dans son élan, frémit un désir bien plus secret. Vous hésitez longuement avant d’y reconnaître une vie à la recherche du modèle originel dont elle dépend et dont elle voudrait, ici, provoquer l’apparition afin d’y lire son propre sens. Claudine Bertrand ne compose pas seulement un poème : elle tente, à travers son élaboration, d’en réanimer la fonction la plus ancienne, qui est d’être le révélateur de la Figure. Autrement dit de la force naturelle la plus intime, avec sa chair de ténèbres et sa volonté de tirer de l’obscur une forme éclaircie.
Peut-être tout cela est-il au fond une remontée vers l’enfance, non pas telle que la reconstitue la mémoire, mais telle qu’au contraire elle échappe au souvenir dans son tourbillon de violences et d’enchantements. Après tout, l’enfance elle aussi est une sorte d’élément à l’état sauvage tant que son énergie n’a pas été captivée dans un Visage! L’étonnant, dans cette Dernière femme, est que l’auteur y soit allée par le poème vers le sens de sa vie, et en utilisant le perpétuel présent de l’écriture comme une surface miroitante où viennent se projeter les vieilles ombres.
Bernard Noël In Lettres québécoises, automne 2001